Éthique – Analyse des théories morales

Auteur original: Lewis Vaughn est l’auteur ou le co-auteur de nombreux livres, dont The Power of Critical Thinking, cinquième édition, (2015), Philosophy here and now, deuxième édition (2015), Living Philosophy: A Historical Introduction to Philosophical Ideas (2014), Philosophie : Philosophy: The Quest for Truth, neuvième édition (2013), et The Moral Life, cinquièeme Edition (2013), tous publiés par Oxford University Press.

 

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Dans cette section, nous allons faire une analyse comparative de deux théories morales très différentes l’une de l’autre : l’une religieuse et l’autre laïque. L’évaluation d’autres théories influentes sera abordée plus loin.

La Théorie des Dix Commandements (TDC)

DixCommandements Personne ne sait exactement combien de gens acceptent la théorie morale des Dix Commandements (ou le décalogue), mais beaucoup de gens s’en réclament et proclament que la TDC représente LA somme totale de leur morale, tel un code autonome déclinant tout fondement théorique supplémentaire. (D’autres disent que les Dix Commandements sont des lignes directrices générales pouvant s’adapter en souplesse à des circonstances et des vécus diversifiés.) La question est donc de savoir si cette théorie largement répandue peut être l’unique référence à toutes situations?

La première chose à noter est que la TDC est appelée la Théorie du Commandement Divin (TCD). Une action est juste en autant que Dieu l’exige (textes révélés), car ce Dieu représente la référence morale ultime. La TDC est une version formaliste dont les règles clairement définies sont dérivées de faits naturels simples. Une autre version de la TDC propose que les commandements de Dieu ne soient pas des règles inviolables  mais prennent sens dans la dynamique des différentes situations.  L’éthique chrétienne, même si elle peut prendre plusieurs formes, assimile généralement la TCD  en y ajoutant l’injonction du Christ: « Aime ton prochain ».

Toutefois, si les fondements de la  Théorie du Commandement Divin nous apparaissent évanescents, la Théorie des Dix Commandements se retrouve en mauvaise posture. Le principal problème est qu’elle n’est pas compatible avec notre expérience de vie morale. Nous pouvons nous poser cette question troublante: est-ce qu’une action est bonne (ou mauvaise) parce que Dieu l’a dit, ou est-ce que Dieu l’entérine simplement parce que l’action est bonne (ou mauvaise)? Si on adhère à la TDC, alors tout ce que Dieu commande devient juste: torturer des enfants innocents, violer, assassiner devient juste. Cet aspect nous rebute car notre  expérience de vie morale nous apprend que certaines actions sont tout simplement mauvaises. Il devient alors difficile d’accepter qu’une mauvaise action soit considérée « juste » simplement parce que c’est écrit dans des textes ayant traversé les siècles tout en étant soumis aux aléas des interprétations successives. Beaucoup de religieux achoppent sur ce point et deviennent sceptiques devant la Théorie du Commandement Divin. Ceux qui acceptent la TDC avancent des contre-arguments injustifiables, nous en discuterons plus profondément dans le module complémentaire.  Si la Théorie du Commandement Divin (référence aux textes soi-disant inspirés) demeure  invérifiable, la théorie des Dix Commandements apparaît contestable.

La TDC présente un autre sérieux problème car elle entre ouvertement en conflit avec nos jugements moraux raisonnés. Comme nous l’avons déjà noté, les commandements de Dieu ne permettent aucune exception, ils sont absolutistes. Une règle est une règle et l’impact qu’elle peut avoir sur le bien-être d’une personne ne compte pas. Par exemple, supposons qu’un terroriste vole un dispositif nucléaire et menace de faire sauter une grande ville tuant ainsi des millions de personnes; le seul moyen de prévenir cette catastrophe serait d’assassiner le terroriste tout en ignorant le commandement: « Ne tuez point ». Selon la théorie des Dix Commandements, l’interdiction est formelle; donc nous ne devrions pas tuer le terroriste qui aurait sauvé une ville entière mais cette position nous semble indéfendable.

DirectionsIl y a pire. La théorie des Dix Commandements, comme la plupart les codes moraux, est un ensemble de règles si rigides qu’elles en deviennent inapplicables. Par conséquent, ce code ne peut offrir beaucoup d’aide aux personnes qui ont besoin de réponses précises dans des cas spécifiques. Il est dit: « Honore ton père et ta mère ». Cela signifie-t-il que les enfants doivent honorer les parents qui abuseraient d’eux? Que faire si le père ou la mère sont des psychopathes criminels? Est-ce que cette règle s’applique également à un beau-père? À une mère adoptive?  Aux parents d’un bébé-éprouvette? Tout ceci manque de clarté.

Des théories morales plausibles devraient censément nous aider à résoudre des dilemmes moraux, mais la TDC (comme d’autres codes moraux) ne peut remplir ce rôle. Lorsque des commandements ou des règles entrent en conflit avec notre raison, il n’existe aucun moyen de régler le dilemme sans élargir notre champ de vision. Il est interdit de tuer et de  voler, mais que faire si la seule façon d’éviter de tuer est de voler, ou si la seule façon d’éviter de tuer beaucoup de monde est d’en tuer un seul? On nous dit de ne pas porter de faux témoignages, mais que faire si un mensonge nous permet de sauver la vie d’un millier de personnes innocentes? Les dix commandements donnent lieu à de nombreux conflits de ce genre, mais ne peuvent pas les résoudre. Les lacunes de la TDC en font une théorie plutôt imparfaite de la morale.

L’utilitarisme

 L‘utilitarisme est-il une meilleure théorie que la TDC? Dans sa forme la plus simple, l’utilitarisme prétend qu’une action est juste si elle maximise le bonheur du plus grand nombre possible de gens. Si une action maximise le bonheur, elle est moralement correcte, indépendamment des motivations des personnes impliquées ou de la manière d’y accéder. Il s’agit alors de considérer les différentes actions possibles afin d’opter pour celle qui apportera le plus de bonheur. L’utilitarisme est une théorie humaniste en raison de son fort penchant vers la promotion du bien commun et le bonheur humain. Jeremy Bentham (1748-1832)Bentham a formulé cette théorie et lui a donné sa célèbre formule: « Les bonnes actions sont celles qui génèrent le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Le philosophe John Stuart Mill (1806-1873) a plus tard raffiné la théorie de Bentham, en déclarant que le bonheur est « le plaisir et l’absence de douleur », tandis que le malheur est « la douleur et la privation de plaisir ». L’utilitarisme et ses variantes ont énormément influencé le monde anglo-saxon et inspiré de nombreux changements impressionnants dans la politique sociale au XIXe siècle. L’utilitarisme attire beaucoup de gens car il met l’emphase sur le bonheur humain et la promotion du bien commun, pas seulement sur le bien-être individuel. L’utilitarisme semble être une approche humaine rationnelle qui contribue à l’élimination de toutes sortes de maux sociaux. Les premiers « utilitariens » s’en sont inspirés pour faire abolir l’esclavage, le travail des enfants et pour promouvoir les droits des femmes.

 L’approche utilitariste de la morale présente cependant plusieurs failles; la théorie entre en conflit avec certains de nos jugements moraux raisonnés. Il est tout naturel de penser que certains actes ne devraient pas être faits, même si en les accomplissant, nous produirions plus de bonheur. Par exemple, nous croyons qu’il est mal d’accuser quelqu’un faussement et de lui asséner une punition qui contribuerait au bonheur de tous les intéressés. Il serait également mal de torturer une personne même si cela procurait du bonheur à d’autres. L’institution de l’esclavage dans le Sud des États-Unis et dans la Grèce antique améliorait considérablement le bien-être de certaines personnes et servait la société dans son ensemble; l’esclavage devenait-il pour cela moralement acceptable? Notre jugement raisonné répond non. Dans la plupart des cas, il nous répugne de violer les droits et de commettre des injustices uniquement parce que le bonheur de quelques-uns s’en trouve amélioré. Ce conflit avec nos jugements moraux raisonnés est le talon d’Achille de la théorie de l’utilitarisme et c’est probablement la raison principale pour laquelle la plupart des philosophes l’ont abandonnée. 

PèreEtFilsLorsque nous considérons nos devoirs, la théorie utilitariste semble également entrer en conflit avec nos jugements moraux raisonnés. Nous avons tendance à assumer des devoirs de réciprocité envers les autres, comme celui de tenir nos promesses et d’être fidèles aux gens proches de nous. L’utilitarisme ignore le concept de devoir, car la seule obligation est d’augmenter le bonheur dans son ensemble. Si être infidèle ou rompre une promesse peut maximiser le bonheur dans une situation donnée, l’utilitarisme l’admet. Supposons qu’une action X peut maximiser le bonheur dans certaines circonstances et que l’action Y peut maximiser le bonheur au même degré dans les mêmes circonstances. Cependant l’action X implique la rupture d’une promesse. D’après l’utilitarisme les actions X et Y sont également souhaitables, car elles produisent des quantités égales de bonheur. Nous avons tendance à penser que les actions X et Y ne sont pas moralement équivalentes, précisément parce que l’action X implique la rupture d’une promesse, contrairement à l’action Y.

Outre ces faiblesses, l’utilitarisme semble ignorer complètement notre expérience de la moralité. Les expériences vécues contribuent à forger notre jugement et à modifier notre comportement ultérieur. Supposons que récemment, nous ayons blessé une personne qui ne méritait pas un tel traitement, nous serions sans doute mal à l’aise et prêts à faire des efforts pour nous racheter auprès d’elle. Autre exemple, nous avons promis hier à un ami de lui rendre un service; aujourd’hui, nous estimons que rompre cette promesse est sans conséquences, est-ce moral? Ajoutons que dans l’utilitarisme, les motifs des décisions d’aujourd’hui consistent à maximiser le bonheur dans l’avenir, donc ce fanatique nazi qui a assassiné des milliers de gens innocents pendant la seconde guerre mondiale ne serait jamais inquiété ni traduit en justice. Ce point de vue semble être en contradiction avec notre expérience, car lorsque nous prenons des décisions morales, nous tenons généralement compte du passé.

Ces considérations semblent discréditer l’utilitarisme. Il y a, cependant, une autre forme d’utilitarisme appelée « l’utilitarisme règlementé » qui vient remédier à ces faiblesses. (Nous allons l’explorer en détail dans le prochain module.) Nous devons garder à l’esprit, cependant, que l’utilitarisme met l’emphase sur un point important: les gestes que nous posons ont des conséquences.  Suivre aveuglément des règles absolues, en ignorant les conséquences de nos actes, est contraire à nos jugements moraux raisonnés. Exemple: la plupart d’entre nous  n’auraient sans doute aucun scrupule à mentir, si ce procédé sauvait des milliers de personnes innocentes; les enjeux étant suffisamment élevés, nous aurions une justification pour déroger à certaines règles. En théorie morale, nous ne pouvons pas faire abstraction des conséquences.

Une autre façon de voir les choses

Existe-t-il des théories morales qui soient plausibles, donc conformes à nos jugements moraux raisonnés, à notre sens de la morale et qui peuvent être mises en pratique?  Oui, plusieurs bonnes théories existent et doivent être attentivement considérées. La plupart ont de forts éléments humanistes. Voyons quelles sont les caractéristiques des théories plausibles. Quelle que soit la forme d’une théorie morale, elle ne peut pas être complètement absolutiste. L’examen des conséquences de nos actions est déterminant lorsque vient le temps de poser des jugements moraux, mais de plus, certains gestes ne devraient pas être posés même s’ils aboutissent à un plus grand bonheur. Nous avons donc de bonnes raisons de croire que toute théorie adéquate doit être un mélange de préoccupations conséquentialistes et formalistes. Nous allons explorer ces possibilités dans les pages qui suivent.

 

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