Évolution, créationnisme et science – intermédiaire -1

Auteur original: Massimo Pigliucci Massimo Pigliucci est actuellement professeur de philosophie au Lehman College de l’université de la Ville de New York. Il est aussi le rédacteur en chef du magazine Philosophy & Theory in Biology. Il est connu pour être un critique du créationnisme. Il est co-hôte du balado Rationally Speaking [archive] avec Julia Galef.

Traduction et révision : Jean Delisle

Leçon 1 : Le double danger de l’intégrisme

religieux et scientifique

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Tout au long du 20e siècle, on a lutté ferme pour influencer la manière de penser des Américains. À l’aube du 21e siècle, cette lutte ne semble pas sur le point de s’estomper quand on voit avec quelle détermination les intégristes religieux, principalement chrétiens, s’opposent aux tenants de la biologie évolutive moderne. À la source du conflit, il y a des phénomènes complexes d’ordre psychosocial, dont un excès de scientisme et de nombreuses formes d’anti-intellectualisme . Ce module vise les objectifs suivants :

  • Remonter aux racines du conflit;
  • Dresser la liste des errements et des illogismes des membres des deux camps.
  • Explorer comment les scientifiques et les éducateurs devraient aborder le problème, notamment en mettant à profit certaines découvertes récentes en neurobiologie de l’apprentissage.

Selon moi, les quatre principales causes de la « controverse» opposant les évolutionnistes et les créationnistes sont les suivantes : 1) les diverses formes d’anti-intellectualisme qui gangrènent la société américaine; 2) la tendance de certains scientifiques à verser dans l’idéologie du scientisme lorsqu’ils prennent la parole en public; 3) l’enseignement déficient des sciences; et 4) le fait que nous n’avons pas encore intégré à nos méthodes d’enseignement et à nos programmes de formation les nouvelles connaissances acquises sur le fonctionnement du cerveau.

Les formes d’anti-intellectualisme

Le premier volet du problème est le sentiment anti-intellectuel généralisé qui caractérise les Nord-Américains et qu’on ne retrouve pas généralement chez les Européens. Les racines de l’anti-intellectualisme en Amérique du Nord sont profondes et ont fait l’objet de plusieurs études. L’exposé qui suit s’inspire des travaux de deux spécialistes de la question, Richard Hofstadter et Daniel Rigney..

Il existe essentiellement cinq formes d’anti-intellectualisme ; nous allons les décrire sommairement.

1) Il y a tout d’abord l’antirationalisme inhérent à l’intégrisme religieux. Selon cette conception, la raison est quelque chose de froid et de terne. Le scepticisme risque d’ébranler l’autorité, généralement celle de l’Église. On craint par-dessus tout le relativisme moral , c’est-à-dire que la moralité absolue des uns ne soit pas meilleure que celle des autres.

2) En second lieu, vient l’antiélitisme qui prétend que les activités intellectuelles sont antidémocratiques. C’est une idéologie politique populiste, ancrée dans le concept nord-américain de démocratie, ce concept étant beaucoup plus large en Amérique qu’en Europe. Les Européens vivant dans des régimes démocratiques acceptent facilement qu’une hiérarchie intellectuelle soit fondée sur la connaissance et les compétences. Les Nord-Américains acceptent aussi les hiérarchies, mais surtout celles qui reposent sur le pouvoir et l’argent.

3) Les tenants de l’instrumentalisme prétendent que la pensée n’a de valeur que si elle a une application pratique et ils affichent un dédain pour la recherche théorique et le travail intellectuel. Cette attitude est enracinée dans le capitalisme sauvage, où l’éthique protestante du travail et la réussite matérielle sont plus prisées que l’ésotérisme.

4) L’hédonisme est la quatrième forme d’anti-intellectualisme : réfléchir exige un effort, alors pourquoi faire cet effort? Les médias et l’industrie du divertissement sont les grands promoteurs de cette attitude d’esprit. La plupart des médias véhiculent des nouvelles « prémâchées », une information-spectacle superficielle qui ne favorise pas la pensée indépendante et nuancée. Pour paraphraser le commentateur Neil Postman, je dirais que nous sommes une nation qui se tue en se divertissant.

5) Enfin, le postmodernisme , aussi appelé déconstructivisme, est une forme récente et particulière de l’anti-intellectualisme importée de France principalement, dont l’expression américaine est plus radicale que la version originale. Selon cette théorie, toute connaissance est relative, les différentes traditions culturelles s’équivalent et donc la science n’est pas une méthode d’enquête plus efficace qu’une autre. Étonnamment, ce type d’anti-intellectualisme émane des universités, de la soi-disant gauche universitaire des départements de sciences humaines et de sciences sociales partout au pays.

La meilleure critique du postmodernisme demeure sans doute le canular d’Alan Sokal. En 1996, ce physicien a réussi à publier un document intitulé « vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique » dans un important journal postmoderniste, Social Text. Sokal avait rédigé tout son texte avec des bouts de phrases absurdes et des termes ronflants empruntés à la théorie mathématique et à la mécanique quantique. Bien qu’une critique sociale de la science soit nécessaire parce que la science est en soi une activité sociale de l’homme, le problème des postmodernistes est simple : ils ne savent pas de quoi ils parlent.

 L’écueil du scientisme

Le deuxième aspect problématique concernant la controverse opposant les évolutionnistes et les créationnistes est, à mon avis, l’attitude de certains chercheurs lorsqu’ils divulguent les conclusions de leurs recherches et celle de la communauté scientifique en général. Le mot « scientisme » renvoie à deux attitudes différentes : l’une, à mon sens, est acceptable, l’autre, qui s’accompagne d’une certaine arrogance intellectuelle, est injustifiée voire dangereuse.

 Par scientisme , on peut entendre que la science est le moyen le plus puissant à notre disposition pour nous renseigner sur la réalité. Il est tout à fait raisonnable de penser cela car les innombrables découvertes scientifiques l’ont clairement démontré. Aucune autre approche de la connaissance n’est en mesure de concurrencer, même de loin, la science à cet égard. Par ailleurs, en faisant preuve d’un excès de confiance, les scientifiques peuvent surévaluer les possibilités de la science. Le scientisme devient alors, à juste titre, une attitude arrogante contraire à l’idéal même de la démarche du vrai scientifique qui s’inspire humblement de la nature.

HumeLes scientifiques doivent être les premiers à expliquer clairement aux étudiants et au grand public ce qu’est la science et quels en sont les fondements. La science est construite, par exemple, sur des hypothèses et des axiomes philosophiques fondamentaux: le réalisme, le naturalisme, l’unicité et la cohérente de l’univers, son explication par les seuls phénomènes naturels; le rasoir d’Occam (l’explication des phénomènes naturels au moyen d’un nombre minimal d’hypothèses), La maxime de Hume (élément fondamental du scepticisme qui requiert des preuves extraordinaires pour des affirmations extraordinaires, par exemple, une échelle de sévérité proportionnelle à la nouveauté du phénomène étudié). Le réalisme et le naturalisme sont, bien entendu, des actes de foi, mais insignifiants par rapport à ceux requis par les religions ou toute autre méthode de recherche.

Les scientifiques sont souvent accusés d’arrogance et de snobisme intellectuel. Hélas, l’accusation est parfois justifiée. S’il est vrai que nous apprécions la réussite intellectuelle au plus haut point et que l’on peut discuter de l’importance des chercheurs et des intellectuels dans notre société, il faut aussi tenir compte d’au moins trois autres choses. 1) Aucune société composée exclusivement d’intellectuels ne pourrait survivre. 2) L’intellectualisme est une valeur humaine et non une valeur universelle : rien ne justifie dans le cosmos que les gens intelligents aient droit à plus de considération que tout autre individu. 3) Les progrès de la science, il ne faut jamais l’oublier, ne sont pas toujours sans effets négatifs, pensons à la bombe atomique et à la prolifération des armes nucléaires.

Les sophismes créationnistes

Voyons maintenant quelques-unes des principales erreurs logiques du créationnisme. Cette liste est loin d’être exhaustive, mais elle suffira à illustrer les erreurs de raisonnement de ceux qui nient l’évolution.

L’un des malentendus les plus répandus et les plus pernicieux, est sans conteste l’équation abusive que l’on fait entre l’évolution et comportement immoral. On peut voir des publications créationnistes renfermant une photo de l’arbre de l’évolution produisant toutes sortes de « fruits du mal » tels que l’avortement, l’éducation sexuelle, le rock heavy-métal ou l’eugénisme. Cette comparaison est, bien sûre, très boiteuse. Bien que la théorie de l’évolution, en particulier le « darwinisme social », ait servi et serve encore à justifier toutes sortes d’idéologies sociopolitiques bizarres , le lien entre l’évolution et ces idéologies est plus que ténu. En fait, selon le philosophe Peter Singer, l’être humain vit dans la liberté et le respect de principes éthiques parce qu’il a évolué comme un animal social.

On voudrait aussi condamner la génétique parce qu’Hitler a voulu appliquer un programme eugénique, ou encore abolir l’étude de la physique qui a rendu possible la bombe atomique. Il est vrai que les scientifiques doivent parfois faire des choix moraux et assumer les responsabilités qui s’ensuivent, mais la science en tant que telle est moralement neutre; elle est amorale, elle n’est pas immorale. Nous voulons connaître la structure de l’atome et cette connaissance n’est ni bonne ni mauvaise. C’est à l’être humain, politiciens, autorités militaires ou religieuses beaucoup plus qu’aux scientifiques, qu’il appartient de décider des applications de cette connaissance.

En fait, la plupart des maux dont on accable l’évolution existaient bien avant Darwin et ne peuvent donc pas en toute logique être imputés à la théorie évolutionniste. En outre, l’éducation sexuelle, l’enseignement moral et l’humanisme peuvent difficilement être considérés comme des « fléaux ».

Aux yeux des créationnistes, l’évolution serait une théorie en crise. Bien sûr les champs de recherche en biologie évolutionniste sont nombreux tout comme les divergences de points de vue entre scientifiques sur certains aspects précis. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y a crise.

GouldLe principal coupable ici, bien malgré lui, il faut le préciser, est Stephen J. Gould (photo). Avec Niles Eldredge, il a proposé en 1972 la théorie des équilibres ponctués. Selon cette théorie, l’évolution peut survenir rapidement à l’époque de l’émergence de nouvelles espèces (la ponctuation). Ensuite il ne se passe pas grand-chose la plupart du temps (stase ou équilibre). S’il est vrai que cette théorie a suscité beaucoup de controverse et donné lieu à de nouvelles pistes de recherche, Gould lui-même n’a jamais remis en question le darwinisme. On se demande alors pourquoi les créationnistes le font.

Les changements « soudains » théorisés par Gould et Eldredge ne se produisent pas du jour au lendemain, mais au cours de centaines de milliers d’années. Ils semblent instantanés uniquement dans une perspective géologique. C’est dans la nature des sciences de progresser par une remise en question franche et continuelle des nouvelles théories. Cela ne signifie pas pour autant que tout désaccord donne lieu à une révolution.

Les créationnistes aiment bien répéter que l’évolution n’est qu’une théorie « parmi d’autres ». Ils utilisent le mot théorie dans son sens commun et réducteur de supposition, de conjecture. Or, en science, les théories sont des modèles complexes solidement étayés qui cherchent à expliquer les principaux phénomènes naturels. Cela ne garantit pas que ces modèles soient justes, mais nous ne pouvons pas les rejeter d’un simple haussement d’épaules. Il est curieux que personne ne considère la théorie de Copernic ou celle de la relativité comme étant uniquement des théories « parmi d’autres ».

Un autre sophisme créationniste est l’affirmation selon laquelle il n’y a pas de fossiles intermédiaires prouvant hors de tout doute le processus de l’évolution. Le répertoire des fossiles comporte des lacunes, personne ne conteste cela, mais ces lacunes n’infirment en rien la théorie de l’évolution. Une théorie scientifique doit être conforme à la réalité. Ce qui importe, c’est la présence de preuves qui viennent la confirmer ou l’impossibilité de réfuter ces preuves. C’est pourquoi les conclusions scientifiques sont toujours provisoires. Jusqu’à maintenant on n’a pas trouvé un seul fossile qui vienne contredire la théorie de l’évolution ; au contraire, tous ceux qui ont été découverts la confirment. Cela dit, rien ne nous assure que nous aurons un jour la séquence complète de toutes les formes de transition entre les organismes. Nous en avons déjà un nombre appréciable et ils s’insèrent dans l’évolution exactement là où là théorie le prédit.

Prétendre, comme le font les créationnistes, que l’éducation doit être une activité démocratique est très pernicieux. Quand je dis à des créationnistes ou même à certains de mes amis ou à des collègues que l’éducation ne saurait être démocratique, je sens que je touche à un point sensible. Par non démocratique, je veux dire que l’éducation ne doit pas consister à enseigner un éventail d’opinions contradictoires dans le simple but de plaire à tout le monde. L’enseignement doit transmettre les meilleures connaissances actuelles. Le fait que ces connaissances peuvent un jour se révéler inexactes est dans la nature des choses. L’enseignement sera alors modifier en conséquence.

Avant de remettre en question ce que les professeurs enseignent à leurs enfants, les parents américains qui pensent le savoir mieux qu’eux devraient y réfléchir à deux fois. Les enseignants ne sont-ils pas formés pour accomplir leur travail? Sans diplôme de médecine, oseriez-vous conseiller un chirurgien du cerveau sur la façon de vous ouvrir la boîte crânienne? J’en doute fort. Mais pour beaucoup d’Américains, l’idée de placer sur un pied d’égalité deux théories qui suscitent la polémique semble faire partie de l’idéal américain d’équité. Pourquoi ne pas enseigner l’évolutionnisme et le créationnisme si ces deux théories existent? C’est que cela pénalise les enfants, car le créationnisme n’est pas une théorie aux yeux de la communauté scientifique.

Nous n’enseignons pas la science de la création (un oxymore, soit dit en passant) pour la même raison que nous enseignons que la Terre est ronde et non plate, que notre planète tourne autour du Soleil et non le contraire, que les caractères acquis sont transmis par les gènes et non par des modifications résultant d’une intervention directe de l’environnement (lamarckisme). Nous n’enseignons que ce qui correspond à la réalité telle qu’elle est observée et c’est pourquoi nous n’enseignons pas le créationnisme , ce qui serait rendre un très mauvais service à nos enfants.

Dans la leçon suivante, nous verrons certaines erreurs courantes que commettent tant les scientifiques que les enseignants. Nous décrirons aussi des stratégies destinées à améliorer l’enseignement scientifique et à éclairer le débat opposant les évolutionnistes et les créationnistes.

 

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